Après votre petite visite à Christiania, vous n'avez probablement qu'une seule question en tête: comment est-ce-qu'une bande de hippies a pu s'installer durablement dans cet endroit rêvé sans qu'on les en chasse illico presto? Mais que fait la poliiiiice?
Hé bien la police a essayé, mais elle n’a pas réussi. Les squatteurs ont su mener une résistance pacifique, ponctuée d’actions politiques et de manifestations culturelles qui ont frappé les esprits de l’époque. Le contexte et la mentalité danoise ont aussi contribué à la survie de la Ville Libre, ce qui fait dire à beaucoup de gens qu’une telle expérience de vie alternative ne pouvait naître qu’au Danemark.
Mais pour comprendre, revenons 38 ans en arrière. Au commencement était donc ce fantastique terrain appartenant à l'armée danoise, qui fut laissé à l'abandon par les militaires qui n'en n'avaient plus besoin depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Dans les années 70, éclata une crise du logement. Des gens commencèrent à s'introduire petit à petit dans la zone fantôme, d'abord sporadiquement, puis le 4 septembre 1971, ils détruisirent les barrières.
La prise de possession fut rendue publique par la déclaration d'un journaliste, Jacob Ludvigsen, qui proclama la fondation de la Ville Libre de Christiania dans le journal alternatif Hovedbladet, daté du 26 septembre. L’article intitulé « Émigrez avec le bus numéro 8 » propose que ces baraquements militaires soient utilisés pour loger pour les sans abris, tout en évoquant l'opportunité de construire une nouvelle société à partir de zéro. Ce qui était tout à fait dans les courants hippie, squatteur, collectiviste et anarchiste de l’époque. Ainsi il y eut une arrivée massive de gens qui voulaient un autre style de vie, c'est ainsi que Christiania naquit.
"Une ville dans la ville
Christiania
Pour toi et moi"
Alors bien entendu, ça ne se fit pas dans la douceur. La police tenta de les chasser plusieurs fois, sans succès. Ils durent abandonner devant la difficulté de la tâche: les gens étaient trop nombreux, et la zone trop grande. L'affaire prit un tournant politique et l’avenir de Christiania fut discuté au Parlement. En 1972, Christiania conclut un arrangement avec le ministère de la défense qui possédait le terrain. En échange du paiement de l'électricité et de l'eau, le gouvernement danois accepta l'occupation du terrain au nom d'une "expérience sociale". Une compétition fut lancée pour trouver des idées sur l'usage qui pouvait être fait de la zone.
Hélas, l'année suivante, un nouveau gouvernement fut amené au pouvoir, avec un tout autre avis sur la question : Christiania devait disparaître. La résistance s'organisa en petit groupes. Beaucoup d’actions politiques et d’événements culturels, en particulier théâtraux, furent organisés dans le but de faire parler de Christiania. Durant le sommet de l’OTAN, les membres de la troupe de théâtre Solvognen (le Chariot du Soleil) se déguisèrent en soldats de l’OTAN et effectuèrent des opérations militaires dans Copenhague. La supercherie fut révélée le soir même. L’événement fut immortalisé dans le film « Cinq Jours pour la Paix » de Niels Vest. En 1974, à l’occasion des élections municipales, les Christianites mirent en place douze listes n’appartenant à aucun parti et réussirent à chambouler les résultats. Une grande « barricade party » fut organisée avec la participation de nombreux artistes connus, de politiciens, de troupes de théâtre et de musiciens connus et inconnus. Le premier documentaire sur la lutte pour la survie de Christiania « Loi et Ordre à Christiania », toujours par le réalisateur Niels Vest, fut présenté dans de nombreux cinémas danois. Solvognen monta une armée de Pères Noël qui envahirent Copenhague et distribuèrent des cadeaux gratuits dans les grands magasins. Ils furent bien sur arrêtés, mais l'image de la police frappant les Pères Noël fit le tour du monde.
En 1976, Christiania engagea une action judiciaire contre l'État pour rupture de promesse: l’accord de 1973 sur le concours pour trouver des idées sur le futur de Christiania n’avait toujours pas été conclu, et la menace de la décision prise de nettoyer la zone planait toujours. Christiania fut défendue par un avocat de gauche, Carl Madsen qui soutenait leur combat pour la liberté. Mais en 1977, Christiania perdit le procès et fit appel à la Cour Suprême. Tout en continuant à se mobiliser le plus possible, avec l’exposition « Amour et Chaos » présentée à l’Académie Royale Danoise des Beaux-Arts, un disque de soutien « Notre Musique » et une grosse opération de restauration de la Ville Libre. Mais ils perdirent à nouveau leur procès l’année suivante. Ils montèrent un plan cherchant à mobiliser des centaines de milliers de gens, et se présentèrent à nouveau aux élections municipales. Ils réussirent à faire élire un représentant au Conseil Municipal, Thorkild Weiss Madsen, connu pour ses discours enflammés contre la spéculation immobilière et les destructions de bidonville au bulldozer.
Au même moment, la police de Copenhague chassait activement les junkies et les trafiquants de haschisch. C’était aussi l'époque où l'héroïne fut introduite au Danemark à grande échelle. Bien entendu, Christiania était la plaque tournante du marché de stupéfiants. Christiania essaya de coopérer avec la police pour débarrasser le marché des drogues dures mais la police préférait les raids violents contre les dealers. La Ville Libre décida alors de prendre l’affaire en mains et organisa un blocus en 1979 contre les vendeurs de drogues dures, et réussit à les expulser.
Mais la même année, un gouvernement conservateur-libéral arriva au pouvoir en même temps qu’une violente campagne de dénigrement partit de Suède, accusant Christiania d'être le contre du narcotrafic en Europe du nord, et la véritable racine du mal. Les Christianites répondirent avec une campagne « Love Sweden » les montrant s’emparant des trois plus grandes villes suédoises, Stockholm, Göteborg et Malmö dans des parades, des spectacles de cabaret et des expositions.
Christiania fut oubliée des politiques les années suivantes, ce qui lui permit de créer et de travailler sur sa vision de la vie alternative en toute tranquillité. Il y eu notamment des conférences et des actions de soutien aux peuples Amérindiens et Groenlandais. L’été 1986, Christiania publia le rapport « Voilà » prouvant que la cité était capable de maintenir ses infrastructures et de supporter ses institutions communes. En 1987, le gouvernement commença à mettre en place un plan de légalisation de Christiania, visant particulièrement les établissements publics. Une loi passa en 1989, décrivant un plan d’urbanisation divisant Christiania en deux parties, une dite « rurale » devant être vierge d’habitations, et l’autre dite « urbaine ». Les habitants protestèrent contre cette séparation en envoyant 90 objections. En soutien à cette résistance, une manifestation « Déclaration d’Amour » à la Ville Libre fut organisée. À cette occasion, Niels Vest réalisa le film « Christiania, tu as mon cœur ».
En septembre 1992, la police de Copenhague commença une nouvelle campagne de nettoyage du trafic de cannabis et créa pour l’occasion une patrouille spéciale de 70 policiers dédiés à Christiania. Les actions furent violentes et traumatisèrent les habitants de Christiania en créant un climat de peur et de suspicion. Cela ne fit pas diminuer le trafic pour autant et le gouvernement abandonna cette idée un an et demi plus tard après une grosse crise entre les habitants et le Ministre de la Justice.
Mais le Parlement continuait sa lutte contre la drogue sans distinction, et en 1994, il y eut la première « grève du chichon » où Pusher Street cessa ses activités durant 5 jours pour protester contre la politique répressive du gouvernement, tandis que les Christianites, les dealers et les consommateurs menèrent une campagne contre les drogues dures appelée « Plantez une Graine » faite de pétitions et de manifestations.
En 2001, un nouveau gouvernement fut élu, avec une large majorité de droite et d’extrême-droite. Tout comme leurs prédécesseurs 20 ans plus tôt, ils déclarèrent la guerre à Christiania avec comme projet en tête de construire 300 logements sur la zone. Pendant ce temps, la vie culturelle continuait à exploser à Christiania et plusieurs livres furent publiés dessus. La commission parlementaire dédiée réutilisa l’ancien concept de concours d’idées pour occuper la zone dans le but de la normaliser, tout en pointant du doigt le fait que les habitants de Christiania étaient plus dans le besoin, moins éduqués et plus chômeurs que le reste de la population. Une réponse cinglante ne se fit pas attendre, avec la publication d’un rapport prouvant que le système d’auto-administration de Christiania marchait et avait créé un vrai village fonctionnel avec plein de potentiel. Niels Vest tourna « Loi et Ordre à Christiania 2 », la suite de son film de 1974. En réaction à l’intensification de la campagne policière, les dealers de Pusher Street couvrirent leurs échoppes avec des tissus de camouflage afin de répondre ironiquement au désir du gouvernement que le trafic soit moins visible. Ils léguèrent même une de leurs cabanes au Musée National pour la postérité.
Un sondage Gallup prouva que les trois quarts des Copenhagois voulaient conserver Christiania. Quand au concours d’idées lancé par le gouvernement, il s’avéra être un échec cuisant : aucun architecte connu ne voulu participer et toutes les projets proposés furent rejetés par les juges.
En 2004, le gouvernement réussit néanmoins à expulser les trafiquants de cannabis pour la première fois de l’histoire de Christiania. Ce qui eut pour conséquence de fragmenter le marché et de le répandre dans le reste de la ville. L’année 2005 notamment fut marquée par des affrontements violents de gangs dans le quartier populaire de Nørrebro.
Humour toujours à l'entrée du Månefiskeren
Aujourd’hui, la vente de haschisch et de marijuana est revenue dans Christiania, même si la police continue de passer de temps en temps.
"Pourquoi la médecine devrait-elle être interdite?"
Manifestation de Christianites dans Copenhague
Toutefois, le doute plane encore sur le futur de la zone. Les Christianites restent vigilants, bien qu’ils bénéficient de nombreux soutiens. Leur slogan « Bevar Christiania » (Protégeons Christiania) est un phénomène de mode à l’échelle nationale.
L'attention que les médias lui portent est sans doute cela qui l'a sauvée, mais la Ville Libre devient de plus en plus touristique. Mais même si l'idéal communautaire a faibli en chemin et que la population de Christiania est vieillissante, l'endroit n'a toutefois pas perdu de son extraordinaire pouvoir de fascination.
Pour conclure en beauté ce petit historique, je ne résiste pas à la tentation de vous montrer des photos d'une superbe fresque murale relatant l'histoire de Christiania qu'on trouve dans la galerie d'art à l'entrée:
Dans le prochain numéro, je vous expliquerai comment s'est organisée la vie en communauté à Christiania!
Rappel des numéros précédents:
Partie 1: L'herbe est-elle vraiment plus verte à Christiania?
Partie 2: Poussez les portes tagguées et découvrez le vrai Christiania
Source principale de l'article: Guide de Christiania (en version papier pour 10 kr dans Christiania)
Merci pour ce petit historique... et j'adore le chien ;-)
RépondreSupprimerMerci beaucoup :-)
RépondreSupprimerJ'ai complètement craqué dessus...
En plus il porte l'uniforme de "pusher" qui va avec la laisse, c'est énorme.